El Hassane Aït Moh est l’un des nombreux écrivains marocains, voire maghrébins, résidants à l’étranger et qui ont adopté la langue française comme langue de production littéraire. Après un long parcours dans l’enseignement public, El Hassane a rejoint la mission culturelle marocaine en France pour continuer son métier de toujours : l’enseignement et le dialogue interculturel. Il vient de publier son troisième roman, intitulé Les Jours de Cuivre, chez L’Harmattan. Dans ses ouvrages, Aït Moh, ce berbérophone natif de Ouarzazate, une ville moyenne incrustée au pied du Haut Atlas au sud-est du Maroc, qui maitrise aussi bien l’arabe que le français, traite des sujets divers qui se rapportent au vécu quotidien du commun des mortels, tout en se lançant dans une profonde quête de recherche de soi et du dialogue avec autrui.
Le Thé n’a Plus la Même Saveur, son premier roman qu’il a publié à l’âge de quarante-sept ans, relate la vie mouvementée de H’ddou, un villageois qui part à Lyon en France. C’est dans cette ville que H’ddou découvrit son altérité et se lança dans un long processus de découverte autour de soi-même. Le roman s’est aussi consacré à l’hémorragie humaine que subissent les villages du sud-est à cause du départ massif des jeunes. Dans son deuxième roman, publié également chez L’Harmattan et qui s’intitule Le Captif de Mabrouka, Aït Moh approfondit davantage son voyage interculturel en nous emportant avec lui dans cette recherche effrénée de Richard de ses racines. Ce dernier est un français âgé de cinquante ans, né au Maroc d’un père qui avait vécu à Ouarzazate où il possédait une maison, celle-ci est transformée en hôtel Mabrouka qu’un américain fortuné essayait de s’approprier à tout prix. Grâce à l’aide de Charjane, une personne marginale, Richard arriva et découvrit le secret du lieu dont il est devenu captif et renoua ainsi avec la culture adoptive de son père.
Les personnages des romans d’Aït Moh proviennent de toutes les couches sociales, avec un penchant vers la reconnaissance du marginal. Cette célébration de la marginalité n’est pas anormale dans la scène littéraire marocaine ; elle reflète une tendance qui a toujours existé dans cette littérature et dont les œuvres de Mohamed Chouki et celles d’Abdelhak Serhane représentent le paroxysme. Évidemment, l’empreinte d’Aït Moh est spéciale; ses personnages marginaux viennent du sud, de ce Maroc « inutile », de ce Maroc profond où sévissent l’ignorance, la pauvreté et une pénible hémorragie humaine à cause de l’immigration et de l’autoritarisme des agents de l’autorité. Charjane, Khira et bien d’autres ne sont que des manifestations d’un petit peuple dont le potentiel est grand mais, faute de moyens et d’attention, qui fane comme des fleurs en plein mois de juillet sous le soleil brulant de Ouarzazate. La relation qui nait entre Richard et Charjane indique aussi les constellations de possibilité recélées dans tout dialogue entre cultures et langues différentes. Ce qui est frappant dans cette relation interculturelle est la confiance qui la gouverne et qui permet à Charjane de passer tout un héritage, très cher à l’échelle symbolique, à son héréditaire français sur le sol marocain. Pour comprendre cette relation, nous pouvons passer en revue beaucoup d’interprétations, mais la plus importante pour nous reste celle de la neutralité ethnique du territoire. Le territoire, au contraire de ce que pensent beaucoup de gens, n’a ni religion, ni langue, ni ethnie. Il doit rester accueillant et ouvert pour tous les êtres humains sans discrimination. Aït Moh crée un univers convivial où tout le monde peut se faire une place, d’une manière ou d’une autre, sous le soleil de l’humanité.
Les œuvres d’Aït Moh permettent au lecteur avisé de savourer un style d’écriture richement épicé d’une identité plurielle, multiple, plurilingue et multiséculaire. Chaque œuvre est le fruit d’un long travail de réflexion profonde sur l’identité, l’appartenance et la signification d’être le pont entre deux mondes. En imbriquant le destin de personnages marocains avec celui de personnages français, ou même américains, Aït Moh nous ouvre les yeux davantage sur la « plurialité » de ce monde à bien des égards. Il nous pousse, par conséquence, à ébranler les idées reçues et à déconstruire les stéréotypes qui nous habitent et dont l’ampleur gêne notre manière de percevoir l’autre, le monde et les choses.
Brahim El Guabli (BE) : Pourriez-vous vous présenter? Qui est El Hassane Aït Moh ?
El Hassane Aït Moh (EAM) : Je suis né en 1962 à Bouskour, une ancienne mine de cuivre près de Ouarzazate. C’est là que j’ai fait mes études primaires, ensuite j’ai continué à Ouarzazate jusqu’en 1982, date à laquelle j’ai obtenu mon baccalauréat. a même année, j’ai regagné la ville de Lyon en France pour y poursuivre des études de sociologie et d’anthropologie. A la fin des années 1980, j’ai décroché une Maîtrise de sociologie et une Licence en sciences de l’éducation, et pour des raisons familiales, je suis rentré au Maroc. Pendant trois ans j’ai cherché du travail, finalement j’ai opté pour l’enseignement. En 1991, je deviens maître d’école, et une année après, au vue de mes diplômes, je fus appelé pour m’occuper de la formation des maîtres au Centre de formation des enseignants à Ouarzazate. Depuis 2002, j’ai intégré la mission culturelle marocaine en France.
BE : Vous avez mentionné que vous avez travaillé dans l`enseignement et que vous avez fait des études de sociologie et d`anthropologie. Comment votre parcours dans l`enseignement et votre connaissance de la vie en société ont facilité, ou plutôt enrichi, votre écriture?
EAM : En règle générale, pour écrire il faut d’abord lire, énormément. C’est dans la rencontre avec la magie de l’écrit et la beauté des mots que naît le désir d’écrire. La lecture est le grand moteur de l’imagination, puisque contrairement à la posture de passivité devant l’écran de cinéma ou avec jeux vidéo, le lecteur est acteur de l’histoire, c’est lui qui « met en image » le texte. Il construit mentalement son propre film sur la base des éléments que lui fournit le scénario de l’auteur. Pour moi, j’ai d’abord écrit pour exorciser mes angoisses, mes déceptions et l’incompréhension soudaine qui s’abat sur vous dans des situations délicates de la vie. Le moteur de mon désir d’écrire, c’est aussi la volonté longtemps enfouie d’exprimer des émotions fortes, des opinions et des croyances. L’écriture est pour moi un rêve d’enfant. Mon premier texte écrit, et grâce auquel j’ai reçu un prix, remonte à ma jeunesse lorsqu’à l’occasion de la Marche Verte (1975) j’avais participé à un concours littéraire organisé par la municipalité. C’était un événement marquant pour l’enfant que j’étais.
Enfin, je crois en le pouvoir des mots lorsqu’ils s’organisent en écriture, d’où ma tendance – souvent incontrôlée – à vouloir déceler les contradictions de la société et l’impuissance qu’on a souvent à se positionner par rapport à notre identité.
Pour répondre à votre question à propos de l’impact de mon parcours sur l’écriture, je dirais qu’il y a dans mes romans une « ambiance sociologique » qui piétine souvent sur l’aspect purement littéraire. Dans mon premier roman, par exemple, les situations évoquées correspondent en général à des questions académiques que je me posais en tant que sociologue.
BE : En vous entendant dire que vous écrivez pour exorciser les angoisses et les incompréhensions de la vie quotidienne, je me demande si vous faites allusion à la fonction cathartique de l’écriture ou bien à un renouement profond avec la liberté d’expression (effet libérateur) qui dépassent le quotidien ou tout ça à la fois…
EAM : L’écriture est pour moi une aventure, elle permet de jouer avec le réel tout en s’inscrivant dans le même réel. Elle libère une énergie créatrice qui nous emporte loin de notre quotidien en même temps qu’elle nous donne la possibilité de créer une réalité façonnée par nos propres angoisses, nos peurs et nos joies. Dans l’acte d’écrire, il y a souvent une volonté d’évasion, de découverte et de recherche. C’est dans ce sens qu’elle peut être considérée comme un acte à vocation cathartique.
BE : Les titres de vos travaux – Le captif de Mabrouka, Le thé n’a plus la même saveur, Les jours de cuivre – renvoient tous à un passé perdu que vous essayez de reconstruire. Est-ce que ce constat est vrai ou est-ce juste mon impression? Si c`est vrai, pourquoi toute cette nostalgie?
EAM : Effectivement, un passé perdu comme vous le dites si bien ; d’ailleurs je vous remercie pour cette remarque pertinente. Je n’ai pas vraiment le sentiment que j’écris au passé. Je pars généralement du passé certes mais pour approcher des problématiques actuelles. Dans Le thé n’a plus la même saveur, j’ai voulu revisiter la question de l’exil et du déracinement, dans Le captif de Mabrouka, il s’agit plutôt de comprendre les difficultés liées au dialogue des cultures, et le problème de l’identité, et dans Les jours de cuivre, c’est un regard porté sur l’enfant, la solitude et la peur de l’avenir. Il ne s’agit donc pas pour moi de « reconstruire » un passé, mais plutôt d’utiliser ce passé pour tenter de comprendre des situations toujours d’actualité. Je n’écris pas par nostalgie d’une époque révolue, j’écris pour chercher le sens de nos actions, pour comprendre pourquoi les choses sont ce qu’elles sont. .
BE : Nous allons revenir aux autres problématiques, traitées dans vos romans, dans les questions qui suivent, mais je voudrais discuter un peu plus le passé et la mémoire dans vos travaux. En réalité, le passé nous habite au même temps que nous habitons le présent. Le passé nous façonne et nous permet de se redécouvrir si on se trouve le courage de le revisiter. Étant donné que nous sommes de la même région du Maroc, je pense que l’évocation du passé dans vos romans reflète un travail de mémoire ou bien même un devoir de mémoire. Préserver la mémoire collective à partir de la mémoire individuelle à travers les lieux, l’espace, les personnes…
EAM : Je n’écris pas avec la prétention de préserver la mémoire collective, je laisse modestement ce travail aux historiens, mais si certains de mes écrits paraissent effectivement comme porteurs de mémoire collective, tant mieux. L’une des préoccupations qui m’habite en écrivant est de montrer une réalité, faire connaître mon pays, les gens qui m’entourent, les lieux, les contradictions de la vie… A y voir de près, le passé n’est pas vraiment passé puisqu’il est toujours présent dans notre mémoire. Notre présent dépend de ce passé qui demeure permanent en nous. Ce que nous sommes aujourd’hui n’est que la somme des expériences passées, des moments vécus et des événements qu’on a traversés. Comme je l’ai déjà dit, le passé n’est pour moi qu’un prétexte pour évoquer des problématiques complexes et d’actualité.
BE : En lisant les pérégrinations de Richard dans Le captif de Mabrouka, on se demande ce que recèle cette captivité à part cette recherche effrénée des racines, de retour aux sources... Finalement, est-ce qu’on peut dire que nous sommes tous des Richard(s), captifs d’un lieu, d’une culture ou d’un personnage que nous cherchons d’une manière perpétuelle ?
EAM : Effectivement, nous sommes tous captifs de quelque chose, ne serait-ce que de nos propres illusions. L’homme est conditionné par sa propre culture dont il se sent fier ou qu’il rejette, en partie ou en totalité. La volonté d’un retour aux sources est la preuve de l’attachement à sa culture, à son pays et sa patrie. Je pense que le fait de s’éloigner de son pays renforce l’attachement aux origines. Dans un contexte d’immigration, d’exil ou de conflit, l’homme se sent menacé dans son identité, il cherche alors par tous les moyens à se protéger, ou du moins à se sentir en sécurité, par le retour souvent exalté à ses racines.
BE : Les personnages et les lieux dans Le captif de Mabrouka se rapprochent de la réalité vécue. Richard et Kinston sont peut être le produit de la pure imagination mais Charjane, surtout avec la description que vous lui avez faites, était bien une personne de chair et de sang qui a bien vécu à Ouarzazate. Jusqu’à nos jours, Charjane reste un personnage emblématique de la souffrance, de la négligence et du dédain dont souffrent les talents de Ouarzazate. Est-ce qu’on peut se permettre de dire que le registreautobiographique est pesant dans ce roman ?
EAM : Dans tout roman il y a une part considérable de nous-mêmes, du vécu de l’auteur ; ce n’est pas pour autant qu’on peut considérer qu’il relève de l’autobiographie. Les émotions que nous transmet l’écrivain s’inscrivent dans sa propre expérience de la vie, car écrire c’est aussi une invitation à partager les émotions et les expériences. Je concède que Charjane est une personne qui a réellement existé et dont la vie s’est mal terminée, mais mon personnage qui s’est fait appeler ainsi, est un personnage de fiction, misérable certes, mais chargé d’une mission noble de gardien de la mémoire qui a transmis à Richard la clé de voûte de son histoire de vie.
BE : J’adore ce lien que vous faites entre cette personne simple et la sauvegarde de l’histoire interculturelle d’une personne d’ailleurs. Est-ce que c’est votre façon de rendre hommage au petit peuple ?
EAM : J’ai un penchant dans mes écrits pour les personnes exclues, marginalisées, et dont la vie se réduit à des préoccupations ordinaires, presque futiles. Parler de ces gens-là est, comme vous le dites, ma façon de leur rendre hommage sans tomber dans le misérabilisme ni dans la moquerie. Leur redonner une forme de dignité dont les a privée la société. J’aime m’occuper de ces personnes qui malgré leur invisibilité sociale regorgent d’humanité et d’originalité. Ces petites vies que j’aime observer sont porteuses de sens et délivrent un message d’humanité et de courage. Dans Le captif de Mabrouka, Charjane est un ancien professeur en dérive devenu mendiant, Kheira est mendiante, puis danseuse dans des bars louches… Mais c’est grâce à eux que l’histoire arrive et que les choses évoluent.
BE : Revenons maintenant à votre dernier ouvrage, Les jours de Cuivre, qui vient de sortir il y a quelques jours. Je trouve le titre très marquant, surtout que je travaille sur les années de plomb et leur signification pour la mémoire collective marocaine. Qu’est-ce que vous inspire cette enfance de cuivre ?
EAM : Il n’y a aucun rapport avec la période dont vous parlez, le titre Les jours de cuivre renvoie à l’histoire d’une enfance vécue dans une mine de cuivre au sud du Maroc. Tant mieux si le titre réveille des souvenirs, ou évoque des images auxquelles je n’ai jamais pensé, ne dit-on pas que tout lecteur est auteur du livre qu’il lit ? En fait, c’est l’histoire d’un jeune qui cherche à trouver son chemin, il rencontre des personnes et des lieux à travers lesquels il essaiera de se construire et de trouver sa voie. C’est en même temps un regard sur la société marocaine, ses joies et ses angoisses. L’enfant raconte sa vie d’écolier, la méchanceté de certains camarades, il évoque ses maîtres, ses parents ; il relate le récit des villageois qui débarquent à la mine pour trouver du travail, puis la fermeture définitive de la mine, ensuite c’est sa difficulté d’adaptation en ville lorsqu’il sera amené à poursuivre ses études au collège…
BE : L’image du cuivre, comme manière de vie et d’existence, est très forte. On se demande si votre vie aurait pu prendre une autre direction sans cette vie ‘cuivrière’...
EAM : Il y a chez les ouvriers des mines quelque chose comme le sentiment d’une aventure commune. C’est un lieu où, malgré l’enfer dans lequel sont engloutis les ouvriers, se tissent des liens forts qui survivent à toute épreuve, ils gardent pour toujours cet esprit de communauté même après l’arrêt définitif de la mine. La mine a une âme, c’est un espace où les destins sont scellés à jamais, et cet esprit de solidarité et d’amour, curieusement, grandit avec le temps. La mine est un lieu d’enfance plein de magie, elle m’a appris de nobles valeurs que je garde pour toujours, c’est une grande école de la vie.
BE : Aït Moh, berbérophone, arabophone et africain, vous avez écrit trois romans en langue française. On dit que le choix de la langue d’écriture n’est jamais innocent. Pourriez-vous nous en dire plus sur vos choix linguistiques et leur relation avec vos aspirations littéraires…
EAM : Vous savez, l’appartenance à plusieurs cultures est un enrichissement qui vous ouvre l’esprit. Je ne suis pas né avec le français dans la bouche, j’ai commencé à parler cette langue à partir de dix ans. L’arabe est venu un peu plus tôt, mais c’est le berbère qui a ouvert le bal. Quand vous maîtrisez plusieurs langues, les frontières tombent, c’est un atout considérable pour aller vers l’autre. L’apprentissage des langues, l’ouverture sur les autres cultures sont des moyens efficaces pour lutter contre l’ethnocentrisme maladif, le racisme, et l’intégrisme.
Lorsque vous aboutissez à ce stade d’ouverture, la langue n’est plus alors qu’un outil comme un autre pour communiquer, peu importe la langue avec laquelle vous écrivez du moment que vous les maîtrisez à degrés égaux.
BE : Pour conclure, avez-vous d’autres projets de livre dans le pipe?
EAM : Chaque livre qui apparaît laisse derrière lui des cendres sous lesquelles sommeille peut-être une étincelle.